Questions / Réponses : Pratiques des Témoins de Jéhovah

 

Jacques L., le mardi 20 janvier 2009.

Rubrique "Discipline religieuse"

 

Je vois que vous écrivez ceci : "Si ses proches sont aussi Témoins de Jéhovah, seul le lien de nature spirituel est rompu, le lien familial reste intact."

 

Ce que vous affirmez est en complète contradiction avec les déclarations du dernier livre publié par la Watchtower ! ("Gardez-vous dans l'amour de Dieu" - 2008). Il y est dit: "Qu’en est-il si c’est un membre de notre famille qui est excommunié ? Dans ce genre de situation, les liens étroits qui unissent la famille peuvent mettre notre fidélité à rude épreuve. Quelle attitude devons-nous adopter envers un membre de notre famille qui est excommunié ? Nous ne pouvons pas envisager ici toutes les situations qui pourraient survenir, mais nous allons aborder deux grands cas de figure.  

 

Le premier est celui d’un excommunié qui, faisant partie du cercle familial restreint, vit toujours dans le foyer. Puisque l’excommunication ne rompt pas les liens familiaux, les activités familiales et les contacts qui sont du ressort de la vie quotidienne normale pourront donc peut-être se poursuivre. Toutefois, par son comportement, le pécheur a fait le choix de rompre le lien spirituel qui l’unissait à sa famille croyante. Les membres fidèles de la famille ne peuvent donc plus avoir de relations d’ordre spirituel avec lui. Par exemple, lorsque la famille se réunit pour étudier la Bible, l’excommunié ne pourra pas participer s’il est présent. Cependant, si l’excommunié est un enfant mineur, ses parents ont toujours la responsabilité de l’instruire et de le discipliner. De ce fait, des parents aimants peuvent décider de tenir une étude biblique avec cet enfant. — Proverbes 6:20-22 ; 29:17.

 

L’autre cas de figure est celui d’un parent excommunié qui ne fait pas partie du cercle familial restreint et qui ne vit pas dans le foyer. Bien qu’en de rares occasions des contacts limités puissent être nécessaires si l’on veut s’occuper de questions familiales, tout contact de ce genre devrait être réduit au minimum. Les membres fidèles d’une famille chrétienne ne se cherchent pas d’excuses pour fréquenter un parent excommunié qui ne vit pas dans le foyer. Au contraire, par fidélité à Jéhovah et à son organisation, ils soutiennent la disposition biblique qu’est l’excommunication. Leur attitude fidèle s’inscrit dans l’intérêt même du pécheur et elle peut l’aider à tirer profit de la discipline qui lui est infligée. - Hébreux 12:11. "

 

 

 

Réponse à Jacques L. 

 

Cher Monsieur, 

Je tiens tout d’abord à souligner le décalage qui peut exister d’une part entre le niveau de lecture que l’on peut faire des publications des Témoins de Jéhovah en fonction du point de vue à partir duquel on se place, d’autre part entre la théorie exposée et ce que l’on constate sur le terrain.

 

En effet, vous n’ignorez pas que mon point de vue est celui d’un sociologue wébérien qui analyse ce qu’il voit dans une optique d’analyse compréhensive. Ceci rappelé, ‘mon affirmation est-elle en complète contradiction’ avec le passage que vous citez ?

 

Voyons cela de plus près. Quand un membre d’une assemblée locale des Témoins de Jéhovah est excommunié, il s’agit pour la plupart du temps d’un processus par lequel cette personne est passée et qui aboutit à une mesure de discipline religieuse. Comme je l’ai expliqué, l’excommunication est une mesure lourde que les anciens, les pasteurs bénévoles des assemblées locales, hésitent à utiliser. En effet, cette décision prise à l’encontre de l’un des leurs n’est pas sans conséquence au niveau des liens que les autres membres avaient avec cette personne.  Mais, je fais ici une différence avec les membres de la famille de l’excommunié.

 

Le Témoin de Jéhovah qui est excommunié a fait clairement le choix d’un autre mode de vie que celui qu’adoptent ses coreligionnaires. Je rappelle le niveau d’ascétisme qu’ils prônent :  pas de relations sexuelles en dehors du mariage, pas de drogue d’aucune sorte, pas d’abus d’alcool, modération à tous les niveaux. Chaque personne qui se fait baptiser dans la foi jéhovéenne le sait et l’accepte très clairement avant de s’engager.

 

Or, l’excommunication est la conséquence d’une rupture de cet engagement. La personne concernée désire reprendre sa liberté et mener un mode de vie qui n’est plus en accord avec celui des Témoins de Jéhovah en général. C’est son droit et c’est aussi le droit des responsables locaux de l’informer de son excommunication après l’avoir entendue déclarer sa renonciation à son ancien mode de vie.

 

Qu'elles en sont les conséquences dans ses liens avec sa famille, si celle-ci par ailleurs est Témoin de Jéhovah ? Sur le terrain, on constate que l’énorme majorité des excommuniés tourne très rapidement la page. Ils passent à autre chose. Leurs pôles d’intérêt ne sont plus ceux de leur famille. Le lien familial se détend naturellement de part et d’autre. En effet, les membres de la famille restés Témoins de Jéhovah continuent de pratiquer leur culte et leurs activités dans leur sphère religieuse, tandis que le membre excommunié mène une vie désormais basée sur d’autres critères, se fait d’autres amis, pratique naturellement un autre mode de vie, intègre un autre groupe social.

 

La ‘viscosité sociale’, l’adhérence (Michel Maffesoli) se fait sur la base de la reconnaissance de signes communs. La société s’organise en ‘tribus’ qui s’agglomèrent en fonction de traits communs, acceptés et partagés. Ces habitus culturels identiques sont des signes de reconnaissance qui provoquent de l’agrégation sociale. L’assemblée locale des Témoins de Jéhovah est une tribu parmi d’autres (supporters de clubs sportifs, membres de syndicats, de partis politiques, adhérents d’associations, de clubs, …). Une personne tisse des liens en fonction de ses affinités et de ses orientations quelles qu’elles soient.

 

D’un point de vue sociologique, voir le monde comme une opposition entre les Témoins de Jéhovah et ‘les autres’ est totalement manichéen et par ailleurs erroné. Les Témoins de Jéhovah sont un groupe social parmi une nuée d’autres groupes sociaux.

 

Ainsi, le lien ‘spirituel’ entre la personne qui a quitté sa tribu pour en rejoindre une autre est par nature dissous. Il n’y a plus d’adhérence, de viscosité dans les rapports avec les anciens membres de la tribu. Ce phénomène est courant. Selon les circonstances, l’âge, le lieu, une personne passe de l’intérêt qu’elle porte pour quelque chose ou quelqu’un au désintérêt pour ce quelque chose ou ce quelqu’un. Tous le goûts sont dans la nature et notre société occidentale permet aujourd’hui l’expression ouverte de quasiment toutes les options sexuelles, intellectuelles, philosophiques, politiques, religieuses, etc.

 

Ce que j’ai constaté le plus souvent pour revenir précisément à votre affirmation, c’est que le ‘désarrimage’ entre la personne qui n’est plus Témoin de Jéhovah d’avec les membres de sa famille qui le sont encore se fait naturellement et imperceptiblement. Leurs centres d’intérêt ne sont plus les mêmes, leur codes culturels changent, leur marques de reconnaissance s’estompent. Pour faire simple, leurs chemins s’éloignent. En dire quoi ? Rien de plus que des banalités. Ce phénomène de disjonction sociale s’observe partout et chaque jour.

 

S’il semble que les rédacteurs de l’extrait que vous citez veulent faire entendre qu’ils sont les acteurs volontaires de cette séparation, la réalité du terrain est différente. La volonté de séparation est d’abord celle de la personne qui quitte le groupe social, groupe qu’elle avait ralliée en son temps parce qu’elle voulait en partager les marqueurs sociaux. C’est elle qui prend l’initiative de quitter la tribu et de rompre le continuum social, ici qualifié de ‘spirituel’. Les membres restés Témoins de Jéhovah sont en réalité passifs puisque eux n’ont fait aucun nouveau choix et se tiennent toujours à leur appartenance sociale d’ordre religieux.

 

La ‘discipline’ dont parlent les rédacteurs de votre citation n’en est une que pour celui qui le veut. A partir du moment ou quelqu’un a fait le choix, en conscience, de quitter son groupe social pour en intégrer un autre, il change lui-même les règles qu’il veut ou non désormais s’imposer. Son excommunication n’a plus d’importance, au même titre que la radiation d’un club sportif, d’une association ou l’exclusion d’un parti politique que l’on a de toutes façons choisi de quitter.

 

La notion de ‘pécheur’ est une notion religieuse basé sur une norme morale. Cette notion connotée n’a de valeur encore une fois que si elle est reconnue comme marqueur social. Or, une personne qui a quitté de plein droit son ancien groupe religieux n’est plus de facto concernée par les qualificatifs qu’un code de valeurs qu’elle ne reconnait plus voudrait lui appliquer. Elle passe à d’autres choses et c’est son droit le plus strict. Le lien familial reste intact si elle le veut mais le lien d’ordre familial est d’un autre ordre qu’un lien groupal plus étendu basé sur d’autres codes de reconnaissance.

 

Cordialement, Philippe Barbey.

  

Référence universitaire pour citer cet article :

- Barbey Ph., Le point de vue sociologique sur l'excommunication chez les Témoins de Jéhovah, Focus sociologique, consulté le [date].

 

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